People of tomorrow

Quatre ans après la sortie du singulier «Eastern Sonata», qui mélangeait avec beaucoup de malice et de talent les influences d’une Inde fantasmée et du jazz-rock occidental, le violoniste et compositeur indo-suisse Baiju Bhatt récidive et enfonce le clou en nous proposant un album encore plus ambitieux et puissant, doté d’une profonde richesse musicale, harmonieuse et subtile.

Il aura fallu cette longue période de réflexion, de recherche et de questionnements, ralentie par deux années de pandémie, pour que Baiju Bhatt, entouré de son groupe alchimique Red Sun, réalise avec « People Of Tomorrow » un disque dense et copieux, une prise de position solaire entre tradition et modernité, entre Orient et Occident, dont la version complète (réservée aux heureux détenteurs de l’album physique) présente, en douze pièces et trois morceaux « bonus », pas moins de quinze nouvelles compositions sur une durée totale de 70 min !

Ce nouveau et ambitieux virage musical ne se traduit pas seulement par le nombre de morceaux, ni par la durée de l’album, mais par le désir d’une nouvelle approche instrumentale, plus sensible, libre, et résolument tournée vers le jazz d’aujourd’hui, développée à travers un interplay brillant, une virtuosité à toute épreuve, et une passionnante dimension orchestrale.

Red Sun comporte cinq membres, mais nous avons l’impression qu’ils sont au moins le double, tant la musique est opulente et dynamique. Il faut tout de même préciser qu’il y a une pléiade d’invités prestigieux qui enrichissent le discours musical, sans oublier la présence d’un orchestre à cordes, soyeux à souhait, qui magnifie l’élan romantique de Song For Flora (arrangé par Philippe Maniez) et d’un big band à la section de cuivres explosive sur Hypnagogia.

Parmi les musiciens invités, signalons les fidèles Nguyên Lê et Prabhu Edouard, amis de longue date du groupe et déjà présents sur le précédent album. Les solos foudroyants issus de la guitare de Nguyên Lê propulsent la musique vers une tension maximale (notamment sur le rythme endiablé de Nataraj), quant au jeu de tablas foisonnant de Prabhu Edouard, il permet à Baiju et ses compères de replonger avec bonheur dans la musique indienne et ses rythmes complexes (particulièrement présents sur Ananda).

Attention, un Edouard peut en cacher un autre, puisque le frère de Prabhu, Stéphane Edouard (de la section rythmique du mythique groupe SIXUN) apparaît lui aussi sur l’album, à la batterie et aux percussions. La superstar indienne de la basse électrique, en la personne de Mohini Dey, est également présente (son chorus sur Nataraj est particulièrement vibrant).

On note aussi la présence de deux chanteuses à l’univers unique : Veronika Stalder et Raphaëlle Brochet, très convaincantes à travers d’acrobatiques vocalises jazz/ world (Belly Of The Whale et Hypnagogia).

Le tromboniste Robinson Khoury (proche à la fois du pianiste Mark Priore qui fait partie de son groupe, et du batteur Paul Berne, avec qui il joue dans Sarāb) apporte de très belles couleurs musicales, tournées vers l’Orient, et un séduisant alliage de timbres à la superbe composition March Of The Endlings. Quant au trompettiste Jeff Baud, il est le héros du subtil On The Other Side Of The Lake, où Baiju Bhatt, à travers un flamboyant chorus, n’a pas oublié qu’il fut un émule de Jean-Luc Ponty !

Avec « People Of Tomorrow », nous voyageons à travers le monde et différents styles musicaux, et nous en ressentons toutes les saveurs, les odeurs et les épices, si bien que la notion de « musique du monde » prend ici sa pleine signification en effaçant toutes les frontières dans un grand feu d’artifice, chatoyant et multicolore.

Baiju Bhatt approfondit son langage musical et il nous épate encore davantage avec ses thèmes prégnants joués à l’unisson (saxophone- violon avec la complicité de Valentin Conus, ou piano-violon avec Mark Priore) et avec sa musique contrastée, faite de breaks et de ruptures rythmiques, qui multiplie les climats et les atmosphères. Une musique riche et complexe, formidablement bien construite et structurée, qui a l’intelligence d’être toujours accessible et fluide.

L’énergie musicale déployée est à la hauteur du lyrisme des différents solistes, parfois teinté de romantisme, à l’image du jeu de violon de Baiju, qui sait comme personne manier virtuosité et élégance et assembler, avec brio, musique classique, traditions du monde, musique indienne, et jazz-rock !

À travers la force créative et la maîtrise musicale de « People Of Tomorrow », nous ne doutons pas une seconde que les « peuples de demain » auront aboli les frontières musicales, culturelles et terrestres, et seront sensibles à cette musique profonde et universelle, ouverte au jeu collectif et doté d’une solide et émouvante interaction, pour le bonheur de l’humanité.